Le télé-travail est au centre de nombreuses réflexions, ses vertus et limites faisant l’objet de débats passionnants et nécessaires, tant il est désormais admis qu’il est appelé à se répandre largement. Il me paraît intéressant de regarder en quoi le télé-travail est le reflet de la mise en jeu paradoxale de deux notions, présence et distance, que les mesures prises pour contrer l’épidémie nous font observer sous un jour nouveau.
La distanciation sociale et le confinement articulent deux effets à première vue paradoxaux. Le premier est du côté de l’appauvrissement, de l’atrophie de la chorégraphie quotidienne, incessante et infiniment complexe de nos corps dans l’espace public, qui sollicite tous nos sens et nous fait anticiper, aller vers ou s’éloigner, accélérer ou ralentir, fuir ou se rapprocher… Le second est du côté de l’accroissement de la promiscuité pour celles et ceux qui partagent avec d’autres un espace domestique, un chez-soi. Résultat : à la fois plus loin les uns des autres, et plus proches les uns des autres. Une sorte de coup d’accordéon proxémique(1) qui nous fait passer directement de la distance intime à la distance sociale voire publique, en « effaçant » les conditions de la distance dite personnelle.
La distance physique résulte simultanément d’une opération du corps et de l’esprit, nos schémas corporels et mentaux agissant de concert pour nous mettre « à la bonne distance » de l’autre, c’est à dire à la distance juste en fonction des circonstances dans un bain culturel donné. La distance physique est en effet toujours prise dans une interaction relationnelle en un lieu donné, au croisement de la culture et de l’organisation de l’espace.
A ce sujet, on peut noter que l’usage intense, en cette période de confinement, des video-conférences illustre bien le paradoxal « plus loins/plus proches ». En effet, l’espace virtuel du dispositif ne donne à vivre que la dimension verbale de l’échange, dès lors amputé de sa dimension corporelle et, en partie, émotionnelle. Le phénomène de fatigue souvent évoqué par celles et ceux qui font un usage intensif de ce mode de communication tient selon moi à cette privation sensorielle et à son corollaire : une vigilance accrue pour compenser ce que le corps ne peut appréhender afin de rester « connecté », précisément. Et l’agacement que peut produire une défaillance même brève ou légère de la transmission du son ou de l’image, est à la mesure de cette tension intérieure des participants qui vise à maintenir l’accordage(2) au groupe.
La réflexion sur les vertus et les limites du télé-travail ne peut donc faire l’économie de la question de la présence à autrui dans sa dimension corporelle, charnelle. La distance socialement et culturellement acceptable dans le contexte du travail n’exclut pas le jeu de perceptions et transmissions non-verbales, tout un langage corporel qui nourrit l’espace relationnel au moins autant que la parole. La période actuelle nous rappelle, si besoin était, que nous sommes aussi, irrémédiablement, des êtres de chair. C’est d’ailleurs, dans la langue française, un même verbe, « toucher » , qui évoque le contact physique et l’impact émotionnel, illustrant parfaitement ce nouage corps/esprit.
(1)voir les travaux de l’anthropologue américain Edward T. Hall (1914-2009)
(2)emprunt à la notion d’accordage affectif développée par le pédopsychiatre américain Daniel Stern (1934-2012)